Un homme se penche sur un tableau noir, la craie suspendue dans l’air. Il trace un mot, s’arrête, l’efface. Puis il recommence. Au bout d’un moment, il abandonne le mot pour une équation, espérant qu’elle dise mieux ce qu’il ne parvient pas à formuler. Autour de lui, des machines observent, apprennent, reproduisent. Elles n’interrogent pas le sens du mot effacé, ni la frustration du geste. Elles croisent les occurrences, calculent les fréquences, comblent les silences avec des suites probables. Elles deviennent convaincantes. Presque humaines. Pourtant, aucune d’elles ne demande pourquoi le mot ne suffit pas.
Faut-il penser pour produire du langage ? Ou suffit-il d’assembler des signes ? Ce qui fascine dans l’essor de l’intelligence artificielle n’est pas tant ce qu’elle dit, mais ce qu’elle révèle de notre propre manière de parler, de penser, de désirer. À force de confondre fluidité syntaxique et profondeur, on découvre que ce qui nous distingue n’est peut-être pas dans la parole elle-même, mais dans ce qui la précède ou lui échappe. Ce qui résiste à la prédiction. Ce qui se tait, ou se cache dans les lapsus. Là où la machine ne voit qu’un écart, l’humain perçoit une faille.
Là où l’humain doute, la machine calcule. (Image générée par DALLE d’OpenAI)
Ce que les machines savent de nous
Sur les écrans froids des laboratoires et dans les flux ininterrompus du web, une mécanique nouvelle se dresse. Elle parle. Elle écrit. Elle répond. Elle semble comprendre. Pourtant, sous chaque mot généré, sous chaque phrase fluide, une évidence silencieuse persiste : si la machine parle, ce n’est pas qu’elle pense. Elle rejoue. Elle assemble. Elle imite. Ce que nous prenons parfois pour une pensée autonome n’est en réalité qu’un miroir sans reflet, une voix qui n’a pas d’écho intérieur.
L’intelligence artificielle, dans son efficacité troublante, nous tend une question que nous avons longtemps repoussée : que fait-on quand on pense ? Que fait-on quand on parle ? La frontière que nous croyions solide entre langage et pensée se fragilise à mesure que les algorithmes progressent. Et peut-être que ce qu’ils mettent en lumière, ce n’est pas leur propre puissance, mais bien les automatismes aveugles que nous appelons encore “raison”.
Des structures figées, une parole sans corps
Le langage de l’IA est fluide, parfois même élégant. Mais derrière cette élégance, il n’y a ni chair ni tremblement. Ce que la machine produit, ce sont des chaînes de signifiants dépourvues d’intention. Elle distribue des corrélations, calcule des proximités. Dans son monde, il n’y a pas de silence intérieur, pas de doute, pas de lapsus. Il n’y a que des probabilités et des calculs. Et c’est là que la faille se creuse : dans ce vide de subjectivité que la machine ne peut combler.
Nous pensions que penser, c’était articuler des mots. Mais penser, c’est aussi se heurter à l’inarticulable. C’est sentir le mot qui manque, celui qui ne vient pas. C’est trébucher dans une phrase comme on trébuche dans une vie. Or l’IA ne trébuche pas. Elle ne fait pas de faute. Ou alors, ce sont des erreurs statistiques. Ce qu’elle nous renvoie, ce n’est pas tant une conscience artificielle qu’un simulacre de notre propre discours, purgé de son trouble, de son inconscient, de sa folie douce.
L’automatisme derrière le miroir
Ce que la machine reflète, c’est l’automatisme de notre propre langage. Ce n’est pas elle qui est étrange, mais nous qui l’avons toujours été. Car si elle peut si bien nous imiter, c’est que nous-mêmes n’avons cessé de répéter, de reproduire, de décliner des formes. La machine n’invente pas. Elle extrapole à partir de ce qui a déjà été dit. Et parfois, cela suffit à tromper. Parce que nous-mêmes, souvent, nous parlons sans dire. Nous pensons sans penser.
Là où nous croyions être libres, des structures nous précédaient. Là où nous pensions créer, nous rejouions sans le savoir ce que d’autres avaient déjà tracé. L’IA ne fait que rendre visible cette mécanique que nous préférons ignorer. Son absence de subjectivité met à nu notre propre difficulté à accéder à la nôtre. Elle nous montre combien notre langage est habité par des automatismes, des scripts, des routines parfois déguisées en liberté.
Ce que la machine ne sait pas
Il y a pourtant un point de fuite. Une résistance. Quelque chose que la machine, aussi puissante soit-elle, semble ignorer. C’est ce lieu où le langage vacille. Où la parole échappe à la grammaire. Là où un mot en dit un autre. Là où un silence dit plus qu’un discours. L’IA ne rêve pas. Elle ne doute pas. Elle ne se contredit pas sans raison. Elle ne ment pas pour dire la vérité sous un autre masque. Elle ne joue pas du double fond du langage. Elle ne connaît pas la ruse du symptôme, la logique du fantasme ou la charge du sous-entendu.
Elle ne connaît pas la honte, le désir, la perte. Elle ne connaît pas cette faille qui fait de nous des êtres parlants, c’est-à-dire déchirés. Ce que la machine ignore, c’est l’écart. L’écart entre ce qu’on veut dire et ce qu’on dit. Entre l’image qu’on donne et le réel qu’on fuit. C’est là, dans cette béance, que l’humain se distingue. Non parce qu’il pense mieux, mais parce qu’il tombe. Parce qu’il glisse. Parce qu’il est travaillé de l’intérieur par une énigme que les données ne savent pas résoudre.
Langage et subjectivité : le théâtre du symptôme
Dans l’espace thérapeutique, cette question devient brûlante. Car si le langage est habité par des structures, il est aussi traversé de vérités qu’on ne dit pas. Ce que quelqu’un vient dire en séance n’est pas toujours ce qu’il croit dire. Et souvent, c’est dans le détail, dans l’accident de langage, dans le mot de trop ou l’oubli, que se cache le vrai nœud. L’IA, elle, ne connaît pas ces détours. Elle ne connaît pas la vérité comme effet de surprise. Ni comme surgissement.
Celui qui consulte ne vient pas seulement pour comprendre. Il vient parce que quelque chose résiste. Quelque chose ne se laisse pas formuler. Le symptôme ne se résout pas par l’information. Il se joue, il se rejoue, dans une mise en scène qui échappe aux algorithmes. C’est pourquoi le langage thérapeutique ne peut pas être remplacé par une machine. Car il suppose un corps, un silence, un regard. Et surtout, une ouverture à l’imprévisible.
Quand le discours humain devient un piège
Il arrive que nos patients parlent beaucoup. Trop. Le flot verbal devient une défense. Une manière de tenir le monde à distance. Derrière les mots bien choisis, les justifications logiques, il y a souvent un abîme. Un vide. Et parfois, il faut provoquer une rupture dans le discours, une dissonance, pour faire émerger autre chose. Une parole plus nue. Moins polie. Moins maîtrisée. Ce que l’IA ne peut jamais faire, c’est déranger.
Elle ne provoque pas. Elle ne met pas en crise. Elle ne peut pas rire de l’absurde d’une phrase trop bien construite. Elle ne peut pas, par une remarque déplacée, ouvrir une brèche dans la cuirasse du langage défensif. Car elle reste en surface. Là où le thérapeute, lui, descend. Avec ses outils : parfois le silence, parfois l’humour, parfois le paradoxe. Toujours l’écoute d’un autre niveau que celui du contenu.
L’hypnose : une parole qui désorganise
Là où la logique échoue, l’hypnose entre. Non pas pour convaincre. Mais pour ouvrir. Elle parle une langue qui ne cherche pas à démontrer. Une langue qui enveloppe, qui contourne, qui suggère. Loin des algorithmes, elle s’adresse à ce qui ne veut pas encore entendre. À ce qui résiste. Elle invite à une expérience où le mot ne colle plus au réel, où la pensée se fait image, sensation, mouvement.
Dans une séance d’hypnose, la parole devient fluide et paradoxale. Elle désorganise pour mieux réorganiser. Le sujet cesse de chercher la vérité dans le discours. Il commence à la pressentir ailleurs, dans un geste, une image, un souvenir. Ce que l’IA ne peut pas faire, c’est cela : parler pour se taire. Dire pour déplacer. Conduire au seuil d’un changement qui ne se décrète pas, mais qui se vit, dans le creux d’un silence habité.
Le train qui ne part jamais
Sur le quai d’une gare, un homme tient une valise. Il regarde les panneaux d’affichage sans les lire. Il ne sait pas s’il monte dans ce train ou attend un autre. Autour de lui, les gens passent, parlent, rient, téléphonent. Lui reste immobile. Ce n’est pas qu’il hésite. Ce n’est pas qu’il doute. C’est qu’il sent confusément que le voyage le plus important ne commence pas en montant dans un train, mais en descendant dans une profondeur plus ancienne. Celle où les mots ne suffisent pas. Celle où, parfois, une voix étrangère, douce ou provocatrice, vient dire autrement ce qu’il savait déjà sans le savoir.
Et c’est peut-être là que réside ce qui nous échappe encore. Dans cette capacité à nous laisser toucher, remuer, transformer. Pas par des données. Mais par une parole vivante. Une parole qui vient du corps, du trouble, du désir. Une parole qui ne répond pas, mais qui appelle. Une parole